Le jugement dernier
Michel-Ange - Chapelle sixtine - Rome
Cette fresque, achevée par Michel-Ange en 1541, lui prit cinq ans de sa vie. Il avait alors 66 ans. Elle fut peinte au moment du Concile de Trente. Les 400 personnages qui la composent créent par eux-mêmes la composition, pourtant très ordonnée, qui n'est soutenue par aucun élément de décor ! Voir tous ces corps qui semblent évoluer dans l'air fait penser aux personnes nageant dans une piscine dont la paroi est en verre. On sent qu'il y a quelque chose qui les empoigne, ils n'ont pas besoin de faire un effort pour monter, ils sont happés. C'est sensationnel.
"..Les personnages de ces scènes concrétisent le style adopté par Michel-Ange à l'automne de sa vie. Style qui ne se contente plus de mettre l'accent sur la seule beauté des corps. Personnages qui, en dépit de leur massivité, semblent exercer une sorte d'attraction les uns sur les autres et n'en demeurent pas moins légers et souples : on assiste ici à la naissance d'une nouvelle manière de traiter le nu. Car les nus de Michel-Ange semblent se mouvoir dans l'espace avec une aisance miraculeuse. Ses anges n'ont nul besoin d'ailes. Ils se déplacent dans les airs comme mus par leur propre dynamisme, nul besoin non plus (comme du reste maints autres sujets) des voiles palpitants qu'ils portent aujourd’hui et dont on les habilla après la mort de Michel-Ange, afin de calmer les prudes, tenants de la Contre-réforme, qu'offensait leur nudité 1".
Cette scène flotte pour ainsi dire hors de l'espace de notre monde, ce qui sera probablement le cas du jugement dernier...
Elle est d'un seul tenant qui ne se divise ni en petites scènes juxtaposées, ni en épisodes isolés ; les différents groupes sont en rapport les uns avec les autres. Il existe pourtant des structures qui organisent géométriquement cet espace à la composition très libre, du moins en apparence. C'est ainsi que sur la vue d'ensemble on peut distinguer des sortes de lignes blanches, autour du Christ et de la Vierge par exemple, qui délimitent probablement la zone de travail (d’une journée) du peintre. Il faut se souvenir ici que la fresque, peinte sur un enduit frais avant qu'il sèche, est un procédé interdisant toute retouche.
Maître présidant à cette scène grandiose, au centre de la moitié supérieure de l'œuvre, le Christ juge les hommes qui se trouve à ses pieds ; c'est Lui que l'on voit en premier.
Au-dessus du Christ, on aperçoit des anges, portant, à droite comme à gauche, les instruments de la Passion : la colonne de la flagellation, la croix, la couronne d'épines, les clous...
Au-dessous, sur des groupes de nuages, des anges sonnant de la trompette appellent les élus et les damnés inscrits dans leurs livres respectifs.
Autour du Christ sont représentés, avec leur attribut, généralement l'instrument de leur supplice (grille pour Saint Laurent, roue pour Sainte Catherine), des martyrs accompagnés sur la gauche et sur la droite d'élus déjà appelés.
En bas, à gauche, d'autres élus sortent de leur tombeau à l'appel des trompettes de la résurrection et reprennent leur enveloppe charnelle.
En bas, à droite, des damnés ne parviennent pas à s'élever vers la présence divine et, malgré l'aide que leur apportent d'autres ressuscités, sont précipités dans la caverne embrasée de l'enfer ou sont menés devant leur juge, Minos (ou Satan), sur la barque de Charon. Minos est un juge des enfers dans la mythologie mais, comme la mythologie a de commun avec la Révélation la croyance en un au-delà heureux ou malheureux, Michel-Ange ne craint pas de l'évoquer dans ce Jugement dernier. Cette réminiscence imagée de l'antiquité grecque est intéressante à souligner : le mélange de la Révélation chrétienne avec la mythologie païenne n'a gêné ni le peintre qui l'a osé, ni ses commanditaires religieux, ni les spectateurs chrétiens de son temps, comme des siècles qui suivirent. "Toute vérité est de l'Esprit Saint" ce qui signifie en théologie comme dans les arts plastiques que l'homme, même s'il n'est pas chrétien, porte en lui et donc dans son imaginaire l'empreinte de son Créateur.
On peut remarquer la fécondité imaginative du peintre. Il n’y a pas deux personnages qui aient le même visage, ce qui est de la pure théologie traduite en image, puisque chaque être est unique et que nous paraîtrons au jour du jugement dans notre corps ressuscité et personnel.
La faculté du peintre à traduire concrètement des vérités métaphysiques ou théologiques est la marque d'une œuvre chrétienne. Certains se sont posé la question de savoir si Michel-Ange était un authentique chrétien ! On peut se poser la question à propos de chacun d'entre nous... mais la réponse ne relève pas de notre jugement. Nous pouvons par contre constater que sa peinture, elle, est chrétienne, réalisant aisément la traduction observable et reconnaissable par n'importe quel spectateur des vérités révélées par l'incarnation dans la vie des hommes.
Les corps des ressuscités sont en mouvement et c'est l'architecture de leurs corps et la distribution de ces corps les uns par rapport aux autres qui créent la profondeur et le volume de la fresque. Ils traduisent de nombreuses attitudes qui constituent de réelles prouesses techniques. Les raccourcis de certaines poses sont à ce point remarquables que nombre d'artistes les ont copiés à volonté. On constate ici que Michel-Ange se joue de ces difficultés de réalisation technique, comme de la traduction concrète du monde de l'invisible.
"Du début à la fin, le "Jugement Dernier", tout autant que la voûte, demande à Michel-Ange des efforts surhumains. On dût commencer par détruire les fresques initiales du Pérugin et d'autres peintres de grand talent : condamner deux fenêtres ; reconstruire la totalité du mur; ériger un échafaudage d'où Michel-Ange tomba et se blessa grièvement. Michel-Ange consacra six ans de sa vie à peindre le "Jugement Dernier", contre quatre au plafond de la Sixtine. Quand on l'inaugura, cette énorme fresque de 14,50 m sur 13,50 m stupéfia les assistants par le tumulte des images. Le Pape Paul III lui-même s'agenouilla pour prier et l'Europe entière fut éblouie"' .
Le Christ et la Vierge
Dans le groupe central de la Vierge aux côtés du Christ présidant au jugement des ressuscités, on voit très bien la trace blanche qui détermine la "journée" de travail de l'artiste, c'est-à-dire la partie faite en une seule fois et qui correspondait en général à une journée. Par miséricorde, la Vierge se détourne de la condamnation qui va s'abattre sur ceux qui ont refusé l'amour et le pardon de son Fils. Elle regarde du côté des élus, tandis que le Christ, qui semble court sur pied, mais est en fait à moitié assis (on voit que la cuisse de droite est faite en raccourci ainsi que le tibia de la jambe gauche ; Michel-Ange ne fait pas beaucoup d'erreurs anatomiques), est tourné vers les futurs damnés.
Il a le geste terrible de celui qui juge, la main de justice se lève, mais retombera-t-elle ? Il y a de la bonté, du dépit et une infinie tristesse dans son regard. On peut trouver de la colère dans son attitude générale, mais pas la colère d'ici-bas qui engendre la vengeance. "Mon Dieu, Vous êtes infiniment miséricordieux parce que Vous êtes infiniment juste, et Vous êtes infiniment juste parce que Vous êtes infiniment miséricordieux", disait Sainte Thérèse de Lisieux, maintenant Docteur de l'Eglise. A voir l'expression du Christ sur cette fresque, l'on pourrait penser que Michel-Ange a longuement médité cette vérité. Tandis que la main droite de Notre Seigneur se lève pour châtier, la main gauche est abaissée dans le geste de l'apaisement, presque comme une caresse.
La Sainte Vierge se tourne vers les élus mais ses yeux baissés et la moue douloureuse de ses lèvres témoignent de son chagrin devant le sort qui attend ceux qui se damnent. Si Michel-Ange n'était pas chrétien... c'était bien imité !!
On ne connaît pas grand chose de la vie intime de Michel-Ange. On connaît son amitié pour la princesse Colonna, qui a fini religieuse, et qui tenait une académie que fréquentaient les personnes cultivées de l'époque, dont Pic de la Mirandole, Balthazar de Castiglione, homme cultivé et mécène, et Raphaël... Les artistes et les lettrés de ce groupe partageaient à la fois leurs préoccupations culturelles et leurs aspirations religieuses, leur foi chrétienne en un mot.
L'artiste n'était pas seul, isolé. Sa peinture est le reflet de sa culture, tant profane que religieuse.
A la gauche du Christ, on voit les apôtres et quelques saints. Saint Pierre tenant les clefs du paradis, saint Barthélémy en bas, à la gauche du Christ qui, ayant été écorché vif, tient sa peau à la main dans laquelle figure l'effigie supposée de Michel-Ange. A la droite de Saint Barthélémy, Saint Laurent avec son gril. Il n’y a pas, ici, qu'une simple virtuosité technique, mais on constate que ce travail a été pensé. Il y a une pensée chrétienne très simple et très humble qui apparaît. L’Eglise enseigne et elle ne s'est pas moquée de son peuple en lui proposant des œuvres faites par les artistes les plus talentueux de leur temps.
Le groupe de damnés se situe en bas à droite de la fresque. Il faut méditer l'attitude du personnage de gauche assis, qui se bouche un œil tandis qu'un démon, le saisissant telle une proie, l'entraîne en enfer. Regardez cet œil hagard et perdu ; cet homme s'aperçoit qu'il a raté sa vie et que le temps de la repentance est passé...
Le personnage qui a un serpent enroulé autour de lui et qui a des oreilles d'âne, c'est Minos, représenté sous les traits d'un cardinal de l'époque de Michel-Ange qui, quand il s'est vu peint en enfer, est allé se plaindre au Pape. Celui-ci lui aurait répondu : "Si vous aviez été mis au Purgatoire, j'aurais pu intervenir, mais en enfer, je ne peux rien, c'est pour l’éternité. "2. Michel-Ange ne manquait pas d'humour, même au moment de représenter des scènes tragiques...
Une scène attire particulièrement notre attention, à gauche du groupe des anges sonnant la trompette : deux hommes sont littéralement hissés au paradis grâce au chapelet. L’Eglise veut enseigner. Il y a ceux qui se rendent compte de leur péché et qui sont sauvés parce qu'ils ont le réflexe marial. La méditation chrétienne continue, pleine d'espérance même à l'instant du jugement.
1. Robert Coughlan, Michel-Ange et son temps. éd. Time Life.
2. Relaté par Irving Stone dans La vie ardente de Michel-Ange, éd. Pion
La création de l'homme
Michel-Ange - Plafond de la chapelle Sixtine - Rome
Nous SOMMES CERTAINEMENT ici en présence de l'œuvre la plus connue de Michel-Ange et l'une des plus achevées. Il avait 33 ans lorsqu'il en commença l'exécution. Cette fresque se trouve au plafond de la Chapelle Sixtine et s'étire pratiquement sur les treize mètres de la largeur de la voute.
Pour apprécier cette œuvre à sa juste valeur, il ne faut surtout pas oublier qu'il s'agit d'une fresque, autant dire d'un travail de peinture réalisé sur un enduit de plâtre frais dans le seul laps de temps autorisé par le séchage de celui-ci, soit un maximum d'une quinzaine d'heures ! Ce qui ne permet aucune retouche, ni repentir dans l'exécution.
Ce thème de la création de l'homme par Dieu a été très peu traité dans l'iconographie occidentale. Il l'est ici d'une façon magistrale et fait partie de notre imaginaire collectif depuis près de cinq siècles.
Deux personnages principaux sont en présence. Dieu, à droite, dans son œuvre de création, représenté sous les traits d'un vieillard somptueux et qui se penche infiniment vers sa créature; Adam, à gauche, allongé nonchalamment, sortant à peine du néant, dont l'attitude donne à penser qu'il condescend à recevoir la vie.
La main de Dieu se tend vers celle de l'homme pour lui insuffler la vie. Mais, trait de génie d'une totale vérité théologique, les deux doigts ne se touchent pas ! Par ce seul frôlement des mains du Créateur et de la créature, Michel-Ange a su représenter charnellement la liberté humaine qui seule décide d'achever, ou non, en elle, l’œuvre commencée par Dieu. "Dieu nous a créé le moins possible", affirmera quatre siècles plus tard Blanc de Saint Bonnet, comme pour expliquer par des mots ce que nos yeux comprennent au plafond de la Sixtine ! Les innombrables reproductions - et aujourd'hui surtout - de ces seules deux mains qui se frôlent sont là pour témoigner si nécessaire à quel point Michel-Ange a su figurer universellement ce que l'homme a de plus vrai au fond de lui !
Mais si les doigts ne se touchent pas, les regards par contre se croisent, - à quelques mètres de distance, c'est une prouesse ! - prouesse qui confère toute son intensité à l'acte créateur qui puise sa raison d'être dans ce cœur à cœur entre l'homme et Dieu.
A ces premiers instants de la vie de l'homme, il n’y a pas que la liberté, il y a surtout l'amour. Il n'est que de regarder le visage de Dieu le Père. Il est d'une bonté infinie : dans son regard se mêlent tendresse, indulgence, compréhension et comme une crainte de l'avenir... sans doute en raison d'une certaine pomme qui entraînera pas mal de pépins ! On ne se lasse pas de contempler ce visage du Créateur qui laisse à penser qu'il sera consolant de passer l'éternité en Sa présence. Ces vérités sur la personne de Dieu que nous présente Michel-Ange pénètrent le cœur et l'esprit ; elles portent naturellement à la ferveur et à la piété.
Mais cet amour se retrouve aussi dans le regard du premier homme qui, à peine créé cherche son Créateur et tourne d'abord son visage vers Lui, plein de confiance, car bien qu'ayant sans doute alors la science infuse, il ne semble pas bien savoir encore où il est, ni qui il est.
Lorsque Dieu crée, Il le fait avec somptuosité. Observez le corps d'Adam. C'est un chef d'œuvre, de proportions de musculature et de beauté. C'était le premier homme, sortant des mains du Créateur, non encore abîmé par le péché, il est dans la plénitude de sa nature. Le peintre connaît son travail. La représentation de la chair ne l'inquiète pas. Il est capable de rendre son moelleux avec magnificence et de lui conférer les modelés de ce qui est vivant.
Lové dans le bras gauche de Dieu, un petit ange regarde - il faut savoir apprécier la justesse de direction de ce regard qui se pose sur Adam avec curiosité cet être de chair qui vient d'être créé par surabondance d'amour et à qui Dieu va offrir la Création.
Surabondance d'amour divin qui destine une compagne à Adam parce qu'il "n'est pas bon qu'il soit seul". Pourtant Eve n'existe pas encore. La géniale astuce de Michel-Ange est de nous la montrer quand même. Elle est là, ravissante et pudique, blottie dans le giron de Dieu le Père, en puissance dans les intentions divines. Elle regarde avec curiosité celui que Dieu lui destine et semble le trouver à son goût. Cette scène est délicieuse. Elle est adorable cette petite Eve. Elle n'a pas vieilli d'un pouce et pourrait se balader dans les rues de Paris avec le succès qu'on imagine. Il faut apprendre à voir tous ces petits détails qui sont des chefs d'œuvre par eux-mêmes et concourent à la plénitude de l'œuvre.
Aujourd'hui, saturés d'images, on ne fait plus attention à ce qui compose ce que l'on voit. On s'arrête au premier coup d'œil, et à la seule appréciation du goût subjectif. Pourtant l'intelligence humaine a besoin de comprendre pour connaître, et de connaître pour aimer.
Les réfugiés
Tamara de Lempicka
Le thème traité ici par Tamara de Lempicka est assez original dans l’histoire de la peinture occidentale. Sans doute parce que, si l’exode est un drame de tous les temps, le déracinement des personnes qui s’expatrient en masse pour des raisons politiques ou économiques est l’une des caractéristiques de la fin du XIXè et de l’ensemble du XXè siècles. Souffrance humaine que le peintre a elle-même connue puisque, née en Pologne, immigrée en Russie pour s’initier à la peinture et s’y marier, elle a du fuir sa seconde patrie lors de la Révolution d’Octobre et se réfugier en France. Drame de l’exode qu’elle nous livre dans ce tableau avec une certaine maestria.
L’absence d’un second plan authentifiable permet de concentrer l’attention du spectateur sur les deux personnages qui se présentent à nous en gros plan. Derrière eux, une lumière légèrement violacée découpe leur silhouette. Mais c’est un éclairage violent, venant de la gauche de la toile, qui marque les traits et souligne les postures de ces deux êtres à la dérive. Un grand adolescent, aux traits androgynes, se blottit contre une femme sans âge, qui doit probablement être sa mère. La facture de Tamara de Lempicka est à ce point ambiguë que beaucoup croient y voir à l’inverse une jeune fille un peu « garçonne » appuyée contre le torse de son père. Le style très reconnaissable du peintre, inspiré du cubisme, qui lisse les nuances du relief et en accuse les lignes dominantes, est en partie responsable des hésitations des spectateurs.
Mais le consensus est total quant à l’émotion qui se dégage et aux sentiments bouleversants qui sont ici exprimés. La palette en camaïeu d’ocre, de brun et de noir soutient parfaitement une atmosphère dramatique poussée à son paroxysme. La composition est simple et révélatrice de la souffrance de ces deux personnages qui tentent de se tenir chaud et de se réconforter réciproquement.
Tout en eux s’abandonne : la mèche qui tombe sur la tempe droite de l’adolescent, comme sa nuque ployée et ses épaules affaissées, de même que son dos vouté et vautré contre la poitrine de sa mère, laquelle pose sur l’épaule de son enfant un bras qui se veut protecteur mais dont la main retombe sans conviction. S’avachissent aussi les plis lourds des vêtements comme le dessin du ballot reposant sur les genoux de la vieille femme. La joue de celle-ci s’approche avec douceur du visage de son fils tandis que son corps s’incline légèrement vers lui. Tout en eux attire la pitié et la compassion.
Mais le consensus est total quant à l’émotion qui se dégage et aux sentiments bouleversants qui sont ici exprimés. La palette en camaïeu d’ocre, de brun et de noir soutient parfaitement une atmosphère dramatique poussée à son paroxysme. La composition est simple et révélatrice de la souffrance de ces deux personnages qui tentent de se tenir chaud et de se réconforter réciproquement.
Tout en eux s’abandonne : la mèche qui tombe sur la tempe droite de l’adolescent, comme sa nuque ployée et ses épaules affaissées, de même que son dos vouté et vautré contre la poitrine de sa mère, laquelle pose sur l’épaule de son enfant un bras qui se veut protecteur mais dont la main retombe sans conviction. S’avachissent aussi les plis lourds des vêtements comme le dessin du ballot reposant sur les genoux de la vieille femme. La joue de celle-ci s’approche avec douceur du visage de son fils tandis que son corps s’incline légèrement vers lui. Tout en eux attire la pitié et la compassion.
Un drame essentiel
Si la lumière dure qui baigne leurs traits fatigués en accuse la résignation, c’est surtout l’expression de leur regard qui retient notre attention et nous va droit au coeur. Des regards semblablement égarés, comme vidés d’eux-mêmes, et qui fixent le néant. Une nostalgie intense, doublée de la souffrance d’une errance, s’imprime sur les cernes de leurs yeux et le dessin de leur bouche, et nous touche au plus profond. Regards comme éteints dont rien alentour ne retient l’intérêt, tandis que leurs mains se referment sur elles-mêmes et la misère de leur balluchon éflanqué.
Si nombre de tableaux de Tamara de Lempicka ont mis mal à l’aise, pour ne pas dire choqué, ses contemporains par l’ambiguïté de sa facture comme par l’arrogance de ses portraits de femmes, cette oeuvre-ci fait exception en ce qu’elle renvoie à ce drame essentiel à la nature humaine qu’est l’arrachement à la mère-patrie. Souffrance qui submerge tout l’être car elle découle de la rupture de ces liens charnels fondamentaux qui sont partie prenante de la personnalité de chacun d’entre nous.
Cette douleur profonde des émigrés, des déracinés, des apatrides, les Français ne la connaissent pas vraiment ; elle est, pour eux, le fardeau de ceux qu’ils accueillent sur leur sol et à qui, bon gré mal gré, ils offrent l’hospitalité. A de notables exceptions près, circonscrites dans le temps comme dans les circontances, leur compréhension de la nostalgie tient davantage à leur capacité de compassion qu’à la souffrance de leurs entrailles.
C’est que, depuis la fin des grandes invasions qui mirent fin à l’Empire romain, l’histoire des peuples de l’Europe occidentale est celle d’un enracinement délibéré, prolongé sur de nombreux siècles, dont nulle guerre extérieure ou insurrection intérieure ne purent interrompre le cours.
Le peuple de France, tout particulièrement, auquel on reproche souvent son chauvinisme, plonge profondément ses racines dans la terre de sa patrie. Il s’expatrie peu, en très petit nombre et, à l’exception peut-être des conséquences de la Révocation de l’Edit de Nantes, n’a pas connu d’émigration massive et définitive hors de ses frontières. Même les émigrés de la Révolution française sont en très grande majorité rentrés chez eux.
La France est au contraire une terre d’accueil et d’immigration, qui s’ouvre souvent à la souffrance des autres, mais ses fils vont rarement chercher asile ailleurs. En ce sens, nous sommes comme inconscients de notre bonheur.
Toutes raisons pour lesquelles une oeuvre comme celle que Tamara de Lempicka nous offre ici, doit être, pour nous Français, une occasion de réfléchir à tout ce que nous avons reçu et que les autres n’ont pas, ou beaucoup moins. Avons-nous conscience d’être enviés par tant de peuples de la terre que leur histoire nationale a trop de fois transformés en émigrès malgré eux ? Avons-nous conscience d’être des héritiers à la fois ingrats et insolvables du travail de leurs ancêtres, lesquels par leur acharnement et une histoire intelligemment menée nous lèguent, aujourd’hui encore, un bonheur de vivre chez soi que nous ne savons pas apprécier ?
Et que nous ne savons pas non plus, de ce fait, transmettre à nos enfants.
Si nombre de tableaux de Tamara de Lempicka ont mis mal à l’aise, pour ne pas dire choqué, ses contemporains par l’ambiguïté de sa facture comme par l’arrogance de ses portraits de femmes, cette oeuvre-ci fait exception en ce qu’elle renvoie à ce drame essentiel à la nature humaine qu’est l’arrachement à la mère-patrie. Souffrance qui submerge tout l’être car elle découle de la rupture de ces liens charnels fondamentaux qui sont partie prenante de la personnalité de chacun d’entre nous.
Cette douleur profonde des émigrés, des déracinés, des apatrides, les Français ne la connaissent pas vraiment ; elle est, pour eux, le fardeau de ceux qu’ils accueillent sur leur sol et à qui, bon gré mal gré, ils offrent l’hospitalité. A de notables exceptions près, circonscrites dans le temps comme dans les circontances, leur compréhension de la nostalgie tient davantage à leur capacité de compassion qu’à la souffrance de leurs entrailles.
C’est que, depuis la fin des grandes invasions qui mirent fin à l’Empire romain, l’histoire des peuples de l’Europe occidentale est celle d’un enracinement délibéré, prolongé sur de nombreux siècles, dont nulle guerre extérieure ou insurrection intérieure ne purent interrompre le cours.
Le peuple de France, tout particulièrement, auquel on reproche souvent son chauvinisme, plonge profondément ses racines dans la terre de sa patrie. Il s’expatrie peu, en très petit nombre et, à l’exception peut-être des conséquences de la Révocation de l’Edit de Nantes, n’a pas connu d’émigration massive et définitive hors de ses frontières. Même les émigrés de la Révolution française sont en très grande majorité rentrés chez eux.
La France est au contraire une terre d’accueil et d’immigration, qui s’ouvre souvent à la souffrance des autres, mais ses fils vont rarement chercher asile ailleurs. En ce sens, nous sommes comme inconscients de notre bonheur.
Toutes raisons pour lesquelles une oeuvre comme celle que Tamara de Lempicka nous offre ici, doit être, pour nous Français, une occasion de réfléchir à tout ce que nous avons reçu et que les autres n’ont pas, ou beaucoup moins. Avons-nous conscience d’être enviés par tant de peuples de la terre que leur histoire nationale a trop de fois transformés en émigrès malgré eux ? Avons-nous conscience d’être des héritiers à la fois ingrats et insolvables du travail de leurs ancêtres, lesquels par leur acharnement et une histoire intelligemment menée nous lèguent, aujourd’hui encore, un bonheur de vivre chez soi que nous ne savons pas apprécier ?
Et que nous ne savons pas non plus, de ce fait, transmettre à nos enfants.
Au salon de la rue du Moulin
Henri
de Toulouse-Lautrec
de Toulouse-Lautrec
Au premier regard, nulle hésitation sur le thème de ce tableau (1) de Toulouse-Lautrec. Nous sommes dans une « maison close » comme l’on disait pudiquement autrefois. La palette rouge et bronze, combinée à la parfaite absence d’ouverture sur l’extérieur, confère à ce décor sans grande profondeur l’atmosphère confinée et lourde qui s’accorde naturellement à sa fonction. La « Rue du Moulin » était l’un des bordels les plus luxueux de Paris dans cette seconde moitié d’un XIXe siècle finissant, époque à laquelle Toulouse Lautrec le fréquente régulièrement pour y travailler et y habiter quelques jours durant à l’occasion.
Dans ce salon à l’agencement à la fois somptueux et pompeux, au milieu des miroirs et des lambris, assises dans de profonds et confortables divans rouges et violets, des femmes attendent... sous le regard épouvantable de dureté et de vulgarité de la mère maquerelle qui nous fait face à l’arrière du tableau, visiblement satisfaite du rendement lucratif de son petit commerce... Le temps semble arrêté et les personnages figés sous le pinceau du peintre, qui nous offre ici une sorte d’arrêt sur image, fixant ainsi l’inanité de la vie de ces pensionnaires attendant le client pour le commerce désabusé de l’amour. Notre œil remarque immédiatement le grand vide dégagé par Toulouse Lautrec au premier à gauche de son œuvre, comme pour isoler ses personnages de la vie sociale qui les entoure et les ignore dans une hypocrite réprobation.
Au second plan, à gauche, un groupe de deux femmes à la toilette soignée, volontairement aguicheuse, font face probablement à la porte de ce salon ou à l’arrivée d’un client. La plus proche de nous, aux cheveux rassemblés en un chignon aussi rouge que l’étoffe de sa robe, ne semble pas vraiment respirer l’intelligence. Sa voisine, accoudée sur le divan, dans une tenue vert bouteille fort décolletée, laisse nonchalamment glisser sur son bras l’une des bretelles de sa robe. Elle est, de toute évidence, la plus concernée des pensionnaires par la pratique de son métier. Sur ses traits avides se devine comme une recherche du plaisir sexuel. Son attitude et l’expression de son visage résument à eux seuls la vanité arrogante et destructrice des plaisirs de la chair recherchés pour eux-mêmes. A l’autre extrémité du tableau, seulement représentée pour moitié et de dos, une autre prostituée soulève sa chemise, découvrant pour les spectateurs que nous sommes, sous sa chevelure détachée une épaule tombante et la chair un peu flasque de sa cuisse. Même vue de dos, à l’inverse des deux femmes de gauche, tout en elle paraît fatigué des turpitudes de son métier, et l’apparence de sa chair dénudée, impudique et avachie n’incite pas vraiment à l’amour... même physique !
L’une par la bonté, l’autre par le remords
Mais les personnages que nous venons de voir, en réalité, ne sont pas l’essentiel de cette œuvre de Lautrec sur la vie intime du bordel de la Rue du Moulin et de ses pensionnaires. Celles qui fascinent le peintre, et tranchent d’évidence par rapport à l’atmosphère qui les entourent, se trouvent en premier et second plans au centre de l’œuvre. Deux femmes qui dominent leur destin, et leur métier sordide, l’une par la bonté et la seconde par le remords.
Assise au premier plan, regardant vers la droite, en chemise blanche et bas verts, Mireille, la tendre préférée de Lautrec dans cet établissement. Le dessin harmonieux de sa jambe gauche qui s’allonge sous nos yeux est souligné au fusain par le peintre, tout comme les lignes sensuelles de son bras droit, lesquelles prolongent la diagonale de la position de la jeune femme dans la composition du tableau. Et pourtant, nulle provocation dans son attitude, tout au contraire ; une sorte de bienveillance accueillante, presque compréhensive du désarroi, des échecs, des hésitations, de la non confiance en soi des hommes qui vont venir à elle, et qu’elle va recevoir davantage sans doute en confidente qu’en maîtresse d’un instant. Le profil de cette prostituée gironde respire la bonté, tandis qu’un léger sourire éclaire son visage dont on devine le regard amène et compatissant. A trop connaître la nature humaine dans ses appétits et ses bassesses, à trop l’approcher dans sa misérable faiblesse, elle semble, à son niveau et avec ses propres faiblesses, avoir «pitié de cette foule» qui ne sait plus quoi faire pour tromper ses dérisoires et sordides angoisses. Son attention compatissante semble s’adresser aussi, dans cet instant que nous surprenons par le truchement du choix de la composition du peintre, à sa timide voisine, assise à ses côtés et qui nous fait face au second plan.
En découvrant ce personnage essentiel, nous échappons par son truchement à la corruption qui l’entoure. Assise bien droit sur le canapé au moelleux confortable, elle a totalement dissimulé son corps sous l’ampleur d’une robe rose dont le col montant caresse la base de son menton et l’enveloppe jusqu’à la pointe de ses chaussures. Et si tout semble un peu raide dans sa manière de se tenir, les deux mains sagement croisées sur le haut de ses cuisses, ses deux jambes parallèles et ses pieds serrés sous l’étoffe de sa tenue, quelle noblesse dans ce port de tête ! Le roux lumineux de ses cheveux relevés dans un modeste chignon éclaire son visage dont l’expression à la fois désespérée et digne nous bouleverse. Cette femme est seule au milieu de cet univers qui l’a corrompue et détruite, seule dans sa dignité et le respect d’elle-même que lui a rendu l’enfant qu’elle porte en elle. Car si l’on veut bien y faire attention, cette prostituée est enceinte.
Cette femme de « mauvaise vie », cette pécheresse que la société pharisienne du XIXe siècle rejette et méprise dans le même mouvement, cette « putain » pour l’appeler par son nom porte en elle une jeune vie, toute neuve, toute propre, toute innocente, jeune vie dont la pureté semble rendre la sienne à sa mère. A s’attarder sur les traits du visage de cette femme, l’on y découvre toute la misère du monde, la connaissance de son péché, la conscience de sa déchéance, un infini repentir, une recherche désespérée de pardon, de rédemption et la certitude de bientôt donner la vie à meilleur que soi. Tout à coup conscients à hurler de l’immensité de notre misère, sans doute paraîtrons -nous un jour devant le Père éternel avec cette même expression d’incapacité à se justifier, d’amertume désespérée sur la futilité de notre vie, et n’espérant le salut que de la pureté et de l’amour de bien meilleur que soi...
Cette œuvre simple, sans artifice, fait certainement partie des plus beaux tableaux de la peinture française en ce qu’elle s’attache avec compassion et tendresse à ces êtres réprouvés et délaissés par les autres parce que jugés responsables du sort qui les accable. En cela, et bien que ce ne soit pas le sujet du tableau, le salon de la Rue du Moulin de Toulouse Lautrec est au sens fort du terme une œuvre chrétienne, de ce christianisme dont le Maître n’est pas venu en ce monde pour les bien-portants mais pour les malades... qui sont légion.
(1) - Cette huile sur toile et fusain, de 111,5x132,5 cm, peinte en 1894, se trouve au Musée Toulouse-Lautrec à Albi.