Au salon de la rue du Moulin
Henri
de Toulouse-Lautrec
de Toulouse-Lautrec
Au premier regard, nulle hésitation sur le thème de ce tableau (1) de Toulouse-Lautrec. Nous sommes dans une « maison close » comme l’on disait pudiquement autrefois. La palette rouge et bronze, combinée à la parfaite absence d’ouverture sur l’extérieur, confère à ce décor sans grande profondeur l’atmosphère confinée et lourde qui s’accorde naturellement à sa fonction. La « Rue du Moulin » était l’un des bordels les plus luxueux de Paris dans cette seconde moitié d’un XIXe siècle finissant, époque à laquelle Toulouse Lautrec le fréquente régulièrement pour y travailler et y habiter quelques jours durant à l’occasion.
Dans ce salon à l’agencement à la fois somptueux et pompeux, au milieu des miroirs et des lambris, assises dans de profonds et confortables divans rouges et violets, des femmes attendent... sous le regard épouvantable de dureté et de vulgarité de la mère maquerelle qui nous fait face à l’arrière du tableau, visiblement satisfaite du rendement lucratif de son petit commerce... Le temps semble arrêté et les personnages figés sous le pinceau du peintre, qui nous offre ici une sorte d’arrêt sur image, fixant ainsi l’inanité de la vie de ces pensionnaires attendant le client pour le commerce désabusé de l’amour. Notre œil remarque immédiatement le grand vide dégagé par Toulouse Lautrec au premier à gauche de son œuvre, comme pour isoler ses personnages de la vie sociale qui les entoure et les ignore dans une hypocrite réprobation.
Au second plan, à gauche, un groupe de deux femmes à la toilette soignée, volontairement aguicheuse, font face probablement à la porte de ce salon ou à l’arrivée d’un client. La plus proche de nous, aux cheveux rassemblés en un chignon aussi rouge que l’étoffe de sa robe, ne semble pas vraiment respirer l’intelligence. Sa voisine, accoudée sur le divan, dans une tenue vert bouteille fort décolletée, laisse nonchalamment glisser sur son bras l’une des bretelles de sa robe. Elle est, de toute évidence, la plus concernée des pensionnaires par la pratique de son métier. Sur ses traits avides se devine comme une recherche du plaisir sexuel. Son attitude et l’expression de son visage résument à eux seuls la vanité arrogante et destructrice des plaisirs de la chair recherchés pour eux-mêmes. A l’autre extrémité du tableau, seulement représentée pour moitié et de dos, une autre prostituée soulève sa chemise, découvrant pour les spectateurs que nous sommes, sous sa chevelure détachée une épaule tombante et la chair un peu flasque de sa cuisse. Même vue de dos, à l’inverse des deux femmes de gauche, tout en elle paraît fatigué des turpitudes de son métier, et l’apparence de sa chair dénudée, impudique et avachie n’incite pas vraiment à l’amour... même physique !
L’une par la bonté, l’autre par le remords
Mais les personnages que nous venons de voir, en réalité, ne sont pas l’essentiel de cette œuvre de Lautrec sur la vie intime du bordel de la Rue du Moulin et de ses pensionnaires. Celles qui fascinent le peintre, et tranchent d’évidence par rapport à l’atmosphère qui les entourent, se trouvent en premier et second plans au centre de l’œuvre. Deux femmes qui dominent leur destin, et leur métier sordide, l’une par la bonté et la seconde par le remords.
Assise au premier plan, regardant vers la droite, en chemise blanche et bas verts, Mireille, la tendre préférée de Lautrec dans cet établissement. Le dessin harmonieux de sa jambe gauche qui s’allonge sous nos yeux est souligné au fusain par le peintre, tout comme les lignes sensuelles de son bras droit, lesquelles prolongent la diagonale de la position de la jeune femme dans la composition du tableau. Et pourtant, nulle provocation dans son attitude, tout au contraire ; une sorte de bienveillance accueillante, presque compréhensive du désarroi, des échecs, des hésitations, de la non confiance en soi des hommes qui vont venir à elle, et qu’elle va recevoir davantage sans doute en confidente qu’en maîtresse d’un instant. Le profil de cette prostituée gironde respire la bonté, tandis qu’un léger sourire éclaire son visage dont on devine le regard amène et compatissant. A trop connaître la nature humaine dans ses appétits et ses bassesses, à trop l’approcher dans sa misérable faiblesse, elle semble, à son niveau et avec ses propres faiblesses, avoir «pitié de cette foule» qui ne sait plus quoi faire pour tromper ses dérisoires et sordides angoisses. Son attention compatissante semble s’adresser aussi, dans cet instant que nous surprenons par le truchement du choix de la composition du peintre, à sa timide voisine, assise à ses côtés et qui nous fait face au second plan.
En découvrant ce personnage essentiel, nous échappons par son truchement à la corruption qui l’entoure. Assise bien droit sur le canapé au moelleux confortable, elle a totalement dissimulé son corps sous l’ampleur d’une robe rose dont le col montant caresse la base de son menton et l’enveloppe jusqu’à la pointe de ses chaussures. Et si tout semble un peu raide dans sa manière de se tenir, les deux mains sagement croisées sur le haut de ses cuisses, ses deux jambes parallèles et ses pieds serrés sous l’étoffe de sa tenue, quelle noblesse dans ce port de tête ! Le roux lumineux de ses cheveux relevés dans un modeste chignon éclaire son visage dont l’expression à la fois désespérée et digne nous bouleverse. Cette femme est seule au milieu de cet univers qui l’a corrompue et détruite, seule dans sa dignité et le respect d’elle-même que lui a rendu l’enfant qu’elle porte en elle. Car si l’on veut bien y faire attention, cette prostituée est enceinte.
Cette femme de « mauvaise vie », cette pécheresse que la société pharisienne du XIXe siècle rejette et méprise dans le même mouvement, cette « putain » pour l’appeler par son nom porte en elle une jeune vie, toute neuve, toute propre, toute innocente, jeune vie dont la pureté semble rendre la sienne à sa mère. A s’attarder sur les traits du visage de cette femme, l’on y découvre toute la misère du monde, la connaissance de son péché, la conscience de sa déchéance, un infini repentir, une recherche désespérée de pardon, de rédemption et la certitude de bientôt donner la vie à meilleur que soi. Tout à coup conscients à hurler de l’immensité de notre misère, sans doute paraîtrons -nous un jour devant le Père éternel avec cette même expression d’incapacité à se justifier, d’amertume désespérée sur la futilité de notre vie, et n’espérant le salut que de la pureté et de l’amour de bien meilleur que soi...
Cette œuvre simple, sans artifice, fait certainement partie des plus beaux tableaux de la peinture française en ce qu’elle s’attache avec compassion et tendresse à ces êtres réprouvés et délaissés par les autres parce que jugés responsables du sort qui les accable. En cela, et bien que ce ne soit pas le sujet du tableau, le salon de la Rue du Moulin de Toulouse Lautrec est au sens fort du terme une œuvre chrétienne, de ce christianisme dont le Maître n’est pas venu en ce monde pour les bien-portants mais pour les malades... qui sont légion.
(1) - Cette huile sur toile et fusain, de 111,5x132,5 cm, peinte en 1894, se trouve au Musée Toulouse-Lautrec à Albi.
This entry was posted on samedi 6 mars 2010 at 13:29. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0. You can leave a response.
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